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Titre du blog : resistance94
Auteur : resistance94
Date de création : 01-12-2008
 
posté le 01-12-2008 à 16:08:26

Inventons une culture islamique européene

Inventons une culture islamique européenne
 



lundi 2 août 2004, par Tariq Ramadan
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Entretien entre Dominique Simonnet et Tariq Ramadan

 

A la fois musulman et européen, pleinement, sans complexes, sans états d’âme ? La question, qui concerne près de 5 millions de personnes en France, est au coeur de ce qu’il est convenu d’appeler "l’intégration", processus lent et long qui exige une double pacification : la société doit considérer à égalité tous ses citoyens, quelle que soit leur origine ; et ces derniers, de leur côté, doivent panser les blessures de l’exil et faire la paix avec eux-mêmes. Pas simple, en effet... Tariq Ramadan, philosophe genevois et islamologue, est l’un de ces nouveaux intellectuels musulmans qui refusent énergiquement les archaïsmes et cherchent à penser l’islam autrement : une foi fondée sur des valeurs humanistes et universelles, conjuguée à une citoyenneté active. Ce qui exige, plus qu’une intégration, un "enracinement" qui plonge au plus profond des intimités. Encore plus compliqué, dira-t-on... En tout cas, il y croit avec une grande sincérité. Philosophe, islamologue, professeur d’université en Suisse, Tariq Ramadan marche sur les traces de son grand-père égyptien, fondateur du mouvement des Frères musulmans.

 

 

DS : Vous allez de par le monde à la rencontre des musulmans pour parler de l’islam dans la société moderne. Récemment, dans un colloque à l’université Rudgers, aux Etats-Unis, vous avez déclaré qu’une véritable révolution silencieuse était en train de se produire dans les communautés musulmanes européennes. Une révolution, vraiment ?

 

TR : Quelque chose de fondamental est en effet en train de changer dans les communautés musulmanes en Europe. Jusqu’à présent, elles se caractérisaient par une certaine frilosité, due à leur histoire. Leur présence sur le Vieux Continent est récente, soixante-dix ans à peine, et les premiers immigrés nord-africains, turcs ou pakistanais, d’origine modeste, recherchaient surtout des petits lieux à eux pour se protéger, sans trop participer à la société ambiante. Pendant de nombreuses années, ils ont cru qu’ils n’étaient là, en Europe, que pour un temps... Moi-même, qui suis né et vis en Suisse et qui n’ai pas connu l’Egypte de mes parents, je me suis longtemps dit : "Un jour, je retournerai chez moi..." Or, depuis une quinzaine d’années, les immigrés des deuxième et troisième générations ont acquis un sentiment tout à fait différent : ils se sentent chez eux en Europe. Ils se considèrent comme français, suisses ou britanniques, tout en étant de confession musulmane. Et ils proclament : "Nous ne sommes coupables de rien, nous avons des droits et des responsabilités, nous sommes des citoyens comme les autres."

 

DS : On dit pourtant que l’intégration ne progresse pas autant qu’on le prétend...

 

TR : Il faut la considérer à plusieurs niveaux. Sur le plan social, l’intégration est en marche partout en Europe. Mais il lui faut aussi se réaliser dans le domaine légal : un musulman respecte des règles, des rituels, qui se heurtent parfois à la législation du pays. Il faut les étudier au cas par cas, car les contraintes et les possibles contradictions ne sont pas de même importance ni de même niveau : pratique religieuse, abattage rituel, cimetière, tenue vestimentaire, etc. Ce type de questions s’étudie, se discute entre spécialistes... Les musulmans européens doivent aussi promouvoir une lecture réformée de leurs sources, et pour cela il faut du temps... Il y a également une intégration culturelle : il nous faut inventer une culture islamique européenne, qui dirait en somme : "Reste fidèle à ton éthique et à tes principes, mais accepte la sensibilité et le goût européens." Cela ne signifie pas rompre avec la culture de nos parents, mais plutôt tenter de faire nôtres les productions artistiques occidentales qui seraient en accord avec notre éthique de vie et contribuer nous-mêmes à leur enrichissement. Il faut enfin aller plus loin encore, au dernier niveau de l’intégration, celle des intimités.

 

DS : Ce qui veut dire ?

 

 TR : Avoir un cœur qui se sent bien là où il est, en paix avec son environnement, tout en gardant le lien avec sa foi. La véritable intégration, c’est un enracinement qui se vit dans les profondeurs de l’être. Au cours de mes voyages, je vois souvent des intégrations apparentes qui cachent des désintégrations profondes : des gens déchirés, troublés au fond d’eux-mêmes, des êtres perturbés dans la formation de leur personnalité. La violence des banlieues n’est pas seulement le résultat d’un déséquilibre socio-économique, du chômage, de l’exclusion. Elle relève aussi d’un trouble de l’identité. Le projet de construire une société multiculturelle, qui est celui des pays européens, exige une intégration très profonde, qui ne s’arrête pas à la citoyenneté.

 

DS : Encore faut-il que la société y soit prête...

 

TR : L’image des musulmans en Occident est mauvaise. Nous sommes un peu dans la situation des juifs autrefois, toujours suspects. On s’interroge sur nos origines et nos intentions, et on ne nous considère pas comme des citoyens à part entière. Si vous vous appelez Ahmed, vous êtes évidemment défavorisé pour trouver un logement ou un emploi. J’ai vu récemment sur la carte d’identité d’une jeune femme française de confession musulmane la mention : "Signes particuliers : musulmane très pratiquante". Il faut lutter contre ces dérives et contre un certain racisme larvé. Dans l’histoire de l’Europe, il y a pourtant eu des moments de fertilisation entre les deux cultures, en Andalousie par exemple, mais ils sont enfouis dans une sorte d’amnésie collective. On a souvent tendance, en Occident, à ne retenir que les conflits, et à justifier les idées reçues. Il était tout à fait normal, au début de l’immigration, que les musulmans se recroquevillent sur eux-mêmes : on se protège toujours lorsque l’on vit l’exil. Certains Français ont interprété ce repli comme la preuve que l’islam ne pouvait pas se conjuguer avec la laïcité et la démocratie. C’est absurde ! La reconnaissance du pluralisme et le choix par le peuple de ses représentants sont inscrits dans la pensée musulmane. Pour que cela se sache, il faut promouvoir en France une éducation, une formation : une société plurielle exige que nous revisitions les programmes scolaires et que nous revalorisions les diverses mémoires et origines qui composent désormais la réalité sociale.

 

DS : Il y a quand même diverses interprétations du Coran...

 

TR : Il existe évidemment des lectures traditionalistes, littéralistes de l’islam. On ne peut reprocher à un Français de s’interroger sur l’islam quand il voit sur son petit écran ce qu’en font les taliban en Afghanistan. Mais la majorité des musulmans, en Europe comme aux Etats-Unis, suit une voie réformiste, qui revendique le pluralisme démocratique comme principe de base. Pour eux, le texte et la pratique de la religion ne sont pas incompatibles avec la vie moderne. En Espagne, en Suède, aux Pays-Bas, partout où je vais, un nombre croissant de cadres d’associations musulmanes tiennent le même discours : "L’Europe, c’est la nôtre ! C’est notre terre, notre lieu de vie !" Etonnamment, la France, qui, aux yeux des musulmans, a paru le pays le plus résistant à leur intégration, est en Europe le plus avancé. Parce qu’il y a eu un débat, que la communauté musulmane y est nombreuse - entre 4 et 5 millions de personnes - et que le système français d’intégration individuelle est performant sur le plan social et linguistique.

 

DS : En France, on oppose encore parfois islam et laïcité.

 

TR : Rien, dans les principes de l’islam, n’empêche de vivre dans une société laïque. La laïcité, ce n’est pas le refus de la religion. C’est un espace de paix sociale qui respecte toutes les religions et les met sur un plan d’égalité. C’est à nous, citoyens européens de confession musulmane, d’exiger que l’on fasse une lecture objective des lois sur la laïcité. Les cinq principes fondamentaux qui préservent notre foi sont respectés par toutes les Constitutions européennes : le droit à pratiquer notre religion, à nous éduquer, à nous associer, à organiser notre représentation et à faire appel à la loi en cas de discrimination. Opposer islam et laïcité, c’est donc un faux problème. Le Conseil d’Etat l’a bien compris en affirmant que le port du foulard ne contredit pas la laïcité à partir du moment où il n’y a pas trouble à l’ordre public ni prosélytisme. Mais la loi ne nous dispense pas d’un travail sur les mentalités. Chez les enseignants français, il y a des résistances extrêmement fortes. Ni les musulmans ni les autorités politiques ne peuvent les laisser gérer cette question au gré des images véhiculées et du subjectivisme le plus aléatoire. Pour moi, contraindre une jeune fille à porter le foulard n’est pas islamique. L’obliger, en interprétant la loi, à l’enlever ne respecte pas le principe de la liberté de conscience. Il faut traiter les situations au cas par cas, dans le dialogue.

 

DS : Ce qui fait peur aux Français, c’est le communautarisme, l’idée de ghettos à l’américaine.

 

TR : Avec raison, mais les Français s’élèvent avec force contre le communautarisme ethnique sans toujours voir qu’il existe un autre communautarisme, tout aussi réel : celui des exclus, musulmans ou non... Cela dit, il faut refuser avec détermination la mentalité du ghetto du type "entre nous, pour nous". A Bradford, en Angleterre, je connais des musulmans de la troisième génération qui parlent encore très mal anglais. On pensait que le modèle d’intégration anglo-saxonne préserverait la langue, des traditions, voire des lieux de vie. On se rend compte qu’il implique de renoncer à des droits et qu’il crée en fait une nouvelle prison... Nombre d’associations musulmanes britanniques veulent maintenant en sortir. Elles cherchent des valeurs universelles à partager, une fraternité humaine à encourager... Elles comprennent qu’à ne vivre qu’entre soi on peut certes éviter les conflits, mais qu’on s’appauvrit.

 

DS : Aux Etats-Unis, la classe moyenne noire américaine a pourtant endossé l’American way of life, tout en gardant intacte son appartenance à sa communauté.

 

TR : Oui. Les Noirs américains ont acquis l’idée qu’ils étaient des citoyens de ce pays. "Je suis américain !" C’est ce sentiment fondamental qui leur a permis de participer pleinement à la société. Dans ce pays, on admet mieux l’identité de l’autre et on valorise ses origines sans complexes. Nous allons dans ce sens en Europe. Récemment, dans l’une de mes conférences en France, une jeune fille se plaignait qu’on l’avait rejetée dès qu’on avait entendu son nom à consonance maghrébine. Un jeune homme l’a interpellée : "Tu commets une erreur en te présentant toujours comme une Maghrébine. Tu devrais dire : "Je suis française, et j’ai les mêmes droits que tous ! ’’" De telles réactions se multiplient. En particulier chez les femmes, qui, majoritairement, réussissent mieux leurs études que les hommes et qui se sentent à la fois citoyennes et musulmanes.

 

DS : Parler, comme on le fait, d’une "communauté musulmane", qui tente de se donner des représentants, n’est-ce pas incompatible avec l’intégration intime, ouverte, dont vous parlez ?

 

TR : La collectivité est très importante pour les musulmans ; elle se manifeste dans les lieux de culte, durant les fêtes. Une prière en commun vaut 27 fois plus qu’une prière faite seul, disent les textes. Prier seul, à la maison, fait moins sens et est moins gratifiant. Si on favorise ces activités spirituelles, alors les musulmans se sentiront mieux, ils auront davantage envie de communiquer avec les autres. Reconnaître la communauté de foi, c’est justement éviter le communautarisme social !

 

 DS : Le problème, c’est que cette communauté de foi est soutenue et même financée par les pays arabes.

 

 TR : Ce lien avec le pays d’origine était normal dans les premiers temps. Mais c’est vrai, il est aujourd’hui l’un des plus grands écueils de l’intégration. Dans toute l’Europe, de grandes institutions sont financées par l’Arabie Saoudite, l’Algérie, le Maroc, et liées à ces pays par des prises de position politiques. La Mosquée de Paris, c’est la voix de l’Algérie ; la Mosquée de Mantes ou de Strasbourg, ce sont celles de l’Arabie Saoudite ou du Maroc. Heureusement, on voit maintenant émerger des associations musulmanes indépendantes, et des mosquées se construire avec l’argent des musulmans de France, comme à Saint-Etienne, à Nîmes ou dans tant d’autres villes. A nous, musulmans européens, de dire la réalité des dictatures en Arabie Saoudite, en Syrie, ou même en Tunisie, qui cachent la répression sous une apparence de modernité. A nous de dénoncer l’utilisation de l’islam à des fins répressives, l’application éhontée de la charia sans justice sociale. Il en va de notre dignité de ne pas nous taire sur les trahisons de notre religion. Voilà pourquoi nous devons être indépendants.

 

DS : Mais comment ? La Belgique a institué une représentation musulmane officielle. On a vu récemment Jacques Chirac recevoir quelques représentants de la communauté française... Faudrait-il un financement des Etats pour l’islam d’Europe ?

 

TR : Encore faudrait-il être certain que ces Etats veuillent vraiment une représentation indépendante... Que les communautés musulmanes soient financées par les pays arabes, cela arrange bien certains gouvernements européens, car ils peuvent ainsi contrôler ces communautés en jouant de leurs relations diplomatiques. L’enjeu pour nous est plutôt de promouvoir un tissu associatif autonome, avec des sources de financement propres, et de développer une culture de l’indépendance. Les sommes récoltées dans les communautés pour la construction de lieux de culte, par exemple, sont très élevées. A terme, il faut promouvoir un véritable enracinement économique basé sur des fonds de solidarité, des entreprises, des investissements propres et autres projets économiques endogènes.

 

DS : C’est un drôle de chantier que vous proposez à vos frères : cultiver leurs racines tout en intégrant l’identité européenne et en interrompant leur relation de dépendance financière avec le pays d’origine... Pas simple...

 

TR : Ces processus opèrent à différents niveaux et il faut compter avec le temps. Ce ne sera certes pas facile, car les souffrances, les déchirements restent présents... Le discours que je vous tiens est, lui aussi, lié à mon vécu et s’est élaboré à partir de profondes blessures... L’exil des miens m’a longtemps empêché de trouver un équilibre. Bien au-delà de la suspicion que l’on entretient encore autour de ma filiation (étant le petit-fils du fondateur des Frères musulmans, assassiné en 1949), ce que j’ai reçu comme héritage de mes parents et de l’enseignement de mon grand-père est une foi profonde et un souci constant de l’être humain. Apprendre à s’écouter soi-même et à écouter les autres avec la vraie conviction que l’on n’est jamais aussi proche des cœurs que lorsque l’on ne néglige pas le sien. Et admettre que la différence est une richesse. J’ai retrouvé ces dispositions dans mon engagement humanitaire, par exemple avec les communautés chrétiennes de base en Amérique du Sud ou dans le tissu associatif de solidarité tibétaine en Inde ; finalement, cette vision de l’être musulman n’est pas éloignée des valeurs occidentales, elle rejoint l’humanisme européen.

 

DS : Il n’y a pas, selon vous, de conflit entre ces identités multiples : on peut avoir une histoire, une pratique musulmanes et se sentir vraiment, profondément, suisse ou français ?

 

TR : Il y a et il y aura des conflits. Il est bon qu’il y en ait, mais il faut les vivre comme un défi à la richesse de notre humanité. Le pluralisme culturel ne se construit pas sur le mode d’une coexistence simplement pacifique et amorphe. On ne peut ni tout comprendre ni tout accepter de l’autre, de ce qu’il est ou de ce qu’il croit. On doit néanmoins le respecter ! D’égal à égal. Il faudra aussi développer des partenariats actifs et féconds avec les acteurs sociaux et politiques des sociétés européennes. Nous allons dans le bon sens... Il faut de la spiritualité, de la confiance, du temps et de la persévérance. Je ne veux pas être moins musulman pour être plus européen. Je veux pouvoir conjuguer pleinement les deux.

 

 

 

 

L’Express du 6 avril 2000 Le pèlerin du nouvel islam Humaniste, croyant et très militant... Tariq Ramadan, philosophe et islamologue - il enseigne à Genève et à Fribourg - est le digne héritier de son grand-père, Hassan al-Banna, fondateur en 1928 du mouvement des Frères musulmans en Egypte, qui fut assassiné en 1949. Lui, il est né et vit en Suisse, où ses parents, chassés par Nasser, s’étaient réfugiés, mais s’est longtemps senti ailleurs, exilé de l’âme. Aujourd’hui, il court l’Europe et l’Amérique, appelé par les associations de jeunes musulmans. Il les aide à inventer cette identité équilibrée qu’il a, pour sa part, merveilleusement trouvée, conciliant islam et modernité et, comme son grand-père, chaleur humaine et franc-parler.




lundi 2 août 2004, par Tariq Ramadan
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Entretien entre Dominique Simonnet et Tariq Ramadan

 

A la fois musulman et européen, pleinement, sans complexes, sans états d’âme ? La question, qui concerne près de 5 millions de personnes en France, est au coeur de ce qu’il est convenu d’appeler "l’intégration", processus lent et long qui exige une double pacification : la société doit considérer à égalité tous ses citoyens, quelle que soit leur origine ; et ces derniers, de leur côté, doivent panser les blessures de l’exil et faire la paix avec eux-mêmes. Pas simple, en effet... Tariq Ramadan, philosophe genevois et islamologue, est l’un de ces nouveaux intellectuels musulmans qui refusent énergiquement les archaïsmes et cherchent à penser l’islam autrement : une foi fondée sur des valeurs humanistes et universelles, conjuguée à une citoyenneté active. Ce qui exige, plus qu’une intégration, un "enracinement" qui plonge au plus profond des intimités. Encore plus compliqué, dira-t-on... En tout cas, il y croit avec une grande sincérité. Philosophe, islamologue, professeur d’université en Suisse, Tariq Ramadan marche sur les traces de son grand-père égyptien, fondateur du mouvement des Frères musulmans.

 

 

DS : Vous allez de par le monde à la rencontre des musulmans pour parler de l’islam dans la société moderne. Récemment, dans un colloque à l’université Rudgers, aux Etats-Unis, vous avez déclaré qu’une véritable révolution silencieuse était en train de se produire dans les communautés musulmanes européennes. Une révolution, vraiment ?

 

TR : Quelque chose de fondamental est en effet en train de changer dans les communautés musulmanes en Europe. Jusqu’à présent, elles se caractérisaient par une certaine frilosité, due à leur histoire. Leur présence sur le Vieux Continent est récente, soixante-dix ans à peine, et les premiers immigrés nord-africains, turcs ou pakistanais, d’origine modeste, recherchaient surtout des petits lieux à eux pour se protéger, sans trop participer à la société ambiante. Pendant de nombreuses années, ils ont cru qu’ils n’étaient là, en Europe, que pour un temps... Moi-même, qui suis né et vis en Suisse et qui n’ai pas connu l’Egypte de mes parents, je me suis longtemps dit : "Un jour, je retournerai chez moi..." Or, depuis une quinzaine d’années, les immigrés des deuxième et troisième générations ont acquis un sentiment tout à fait différent : ils se sentent chez eux en Europe. Ils se considèrent comme français, suisses ou britanniques, tout en étant de confession musulmane. Et ils proclament : "Nous ne sommes coupables de rien, nous avons des droits et des responsabilités, nous sommes des citoyens comme les autres."

 

DS : On dit pourtant que l’intégration ne progresse pas autant qu’on le prétend...

 

TR : Il faut la considérer à plusieurs niveaux. Sur le plan social, l’intégration est en marche partout en Europe. Mais il lui faut aussi se réaliser dans le domaine légal : un musulman respecte des règles, des rituels, qui se heurtent parfois à la législation du pays. Il faut les étudier au cas par cas, car les contraintes et les possibles contradictions ne sont pas de même importance ni de même niveau : pratique religieuse, abattage rituel, cimetière, tenue vestimentaire, etc. Ce type de questions s’étudie, se discute entre spécialistes... Les musulmans européens doivent aussi promouvoir une lecture réformée de leurs sources, et pour cela il faut du temps... Il y a également une intégration culturelle : il nous faut inventer une culture islamique européenne, qui dirait en somme : "Reste fidèle à ton éthique et à tes principes, mais accepte la sensibilité et le goût européens." Cela ne signifie pas rompre avec la culture de nos parents, mais plutôt tenter de faire nôtres les productions artistiques occidentales qui seraient en accord avec notre éthique de vie et contribuer nous-mêmes à leur enrichissement. Il faut enfin aller plus loin encore, au dernier niveau de l’intégration, celle des intimités.

 

DS : Ce qui veut dire ?

 

 TR : Avoir un cœur qui se sent bien là où il est, en paix avec son environnement, tout en gardant le lien avec sa foi. La véritable intégration, c’est un enracinement qui se vit dans les profondeurs de l’être. Au cours de mes voyages, je vois souvent des intégrations apparentes qui cachent des désintégrations profondes : des gens déchirés, troublés au fond d’eux-mêmes, des êtres perturbés dans la formation de leur personnalité. La violence des banlieues n’est pas seulement le résultat d’un déséquilibre socio-économique, du chômage, de l’exclusion. Elle relève aussi d’un trouble de l’identité. Le projet de construire une société multiculturelle, qui est celui des pays européens, exige une intégration très profonde, qui ne s’arrête pas à la citoyenneté.

 

DS : Encore faut-il que la société y soit prête...

 

TR : L’image des musulmans en Occident est mauvaise. Nous sommes un peu dans la situation des juifs autrefois, toujours suspects. On s’interroge sur nos origines et nos intentions, et on ne nous considère pas comme des citoyens à part entière. Si vous vous appelez Ahmed, vous êtes évidemment défavorisé pour trouver un logement ou un emploi. J’ai vu récemment sur la carte d’identité d’une jeune femme française de confession musulmane la mention : "Signes particuliers : musulmane très pratiquante". Il faut lutter contre ces dérives et contre un certain racisme larvé. Dans l’histoire de l’Europe, il y a pourtant eu des moments de fertilisation entre les deux cultures, en Andalousie par exemple, mais ils sont enfouis dans une sorte d’amnésie collective. On a souvent tendance, en Occident, à ne retenir que les conflits, et à justifier les idées reçues. Il était tout à fait normal, au début de l’immigration, que les musulmans se recroquevillent sur eux-mêmes : on se protège toujours lorsque l’on vit l’exil. Certains Français ont interprété ce repli comme la preuve que l’islam ne pouvait pas se conjuguer avec la laïcité et la démocratie. C’est absurde ! La reconnaissance du pluralisme et le choix par le peuple de ses représentants sont inscrits dans la pensée musulmane. Pour que cela se sache, il faut promouvoir en France une éducation, une formation : une société plurielle exige que nous revisitions les programmes scolaires et que nous revalorisions les diverses mémoires et origines qui composent désormais la réalité sociale.

 

DS : Il y a quand même diverses interprétations du Coran...

 

TR : Il existe évidemment des lectures traditionalistes, littéralistes de l’islam. On ne peut reprocher à un Français de s’interroger sur l’islam quand il voit sur son petit écran ce qu’en font les taliban en Afghanistan. Mais la majorité des musulmans, en Europe comme aux Etats-Unis, suit une voie réformiste, qui revendique le pluralisme démocratique comme principe de base. Pour eux, le texte et la pratique de la religion ne sont pas incompatibles avec la vie moderne. En Espagne, en Suède, aux Pays-Bas, partout où je vais, un nombre croissant de cadres d’associations musulmanes tiennent le même discours : "L’Europe, c’est la nôtre ! C’est notre terre, notre lieu de vie !" Etonnamment, la France, qui, aux yeux des musulmans, a paru le pays le plus résistant à leur intégration, est en Europe le plus avancé. Parce qu’il y a eu un débat, que la communauté musulmane y est nombreuse - entre 4 et 5 millions de personnes - et que le système français d’intégration individuelle est performant sur le plan social et linguistique.

 

DS : En France, on oppose encore parfois islam et laïcité.

 

TR : Rien, dans les principes de l’islam, n’empêche de vivre dans une société laïque. La laïcité, ce n’est pas le refus de la religion. C’est un espace de paix sociale qui respecte toutes les religions et les met sur un plan d’égalité. C’est à nous, citoyens européens de confession musulmane, d’exiger que l’on fasse une lecture objective des lois sur la laïcité. Les cinq principes fondamentaux qui préservent notre foi sont respectés par toutes les Constitutions européennes : le droit à pratiquer notre religion, à nous éduquer, à nous associer, à organiser notre représentation et à faire appel à la loi en cas de discrimination. Opposer islam et laïcité, c’est donc un faux problème. Le Conseil d’Etat l’a bien compris en affirmant que le port du foulard ne contredit pas la laïcité à partir du moment où il n’y a pas trouble à l’ordre public ni prosélytisme. Mais la loi ne nous dispense pas d’un travail sur les mentalités. Chez les enseignants français, il y a des résistances extrêmement fortes. Ni les musulmans ni les autorités politiques ne peuvent les laisser gérer cette question au gré des images véhiculées et du subjectivisme le plus aléatoire. Pour moi, contraindre une jeune fille à porter le foulard n’est pas islamique. L’obliger, en interprétant la loi, à l’enlever ne respecte pas le principe de la liberté de conscience. Il faut traiter les situations au cas par cas, dans le dialogue.

 

DS : Ce qui fait peur aux Français, c’est le communautarisme, l’idée de ghettos à l’américaine.

 

TR : Avec raison, mais les Français s’élèvent avec force contre le communautarisme ethnique sans toujours voir qu’il existe un autre communautarisme, tout aussi réel : celui des exclus, musulmans ou non... Cela dit, il faut refuser avec détermination la mentalité du ghetto du type "entre nous, pour nous". A Bradford, en Angleterre, je connais des musulmans de la troisième génération qui parlent encore très mal anglais. On pensait que le modèle d’intégration anglo-saxonne préserverait la langue, des traditions, voire des lieux de vie. On se rend compte qu’il implique de renoncer à des droits et qu’il crée en fait une nouvelle prison... Nombre d’associations musulmanes britanniques veulent maintenant en sortir. Elles cherchent des valeurs universelles à partager, une fraternité humaine à encourager... Elles comprennent qu’à ne vivre qu’entre soi on peut certes éviter les conflits, mais qu’on s’appauvrit.

 

DS : Aux Etats-Unis, la classe moyenne noire américaine a pourtant endossé l’American way of life, tout en gardant intacte son appartenance à sa communauté.

 

TR : Oui. Les Noirs américains ont acquis l’idée qu’ils étaient des citoyens de ce pays. "Je suis américain !" C’est ce sentiment fondamental qui leur a permis de participer pleinement à la société. Dans ce pays, on admet mieux l’identité de l’autre et on valorise ses origines sans complexes. Nous allons dans ce sens en Europe. Récemment, dans l’une de mes conférences en France, une jeune fille se plaignait qu’on l’avait rejetée dès qu’on avait entendu son nom à consonance maghrébine. Un jeune homme l’a interpellée : "Tu commets une erreur en te présentant toujours comme une Maghrébine. Tu devrais dire : "Je suis française, et j’ai les mêmes droits que tous ! ’’" De telles réactions se multiplient. En particulier chez les femmes, qui, majoritairement, réussissent mieux leurs études que les hommes et qui se sentent à la fois citoyennes et musulmanes.

 

DS : Parler, comme on le fait, d’une "communauté musulmane", qui tente de se donner des représentants, n’est-ce pas incompatible avec l’intégration intime, ouverte, dont vous parlez ?

 

TR : La collectivité est très importante pour les musulmans ; elle se manifeste dans les lieux de culte, durant les fêtes. Une prière en commun vaut 27 fois plus qu’une prière faite seul, disent les textes. Prier seul, à la maison, fait moins sens et est moins gratifiant. Si on favorise ces activités spirituelles, alors les musulmans se sentiront mieux, ils auront davantage envie de communiquer avec les autres. Reconnaître la communauté de foi, c’est justement éviter le communautarisme social !

 

 DS : Le problème, c’est que cette communauté de foi est soutenue et même financée par les pays arabes.

 

 TR : Ce lien avec le pays d’origine était normal dans les premiers temps. Mais c’est vrai, il est aujourd’hui l’un des plus grands écueils de l’intégration. Dans toute l’Europe, de grandes institutions sont financées par l’Arabie Saoudite, l’Algérie, le Maroc, et liées à ces pays par des prises de position politiques. La Mosquée de Paris, c’est la voix de l’Algérie ; la Mosquée de Mantes ou de Strasbourg, ce sont celles de l’Arabie Saoudite ou du Maroc. Heureusement, on voit maintenant émerger des associations musulmanes indépendantes, et des mosquées se construire avec l’argent des musulmans de France, comme à Saint-Etienne, à Nîmes ou dans tant d’autres villes. A nous, musulmans européens, de dire la réalité des dictatures en Arabie Saoudite, en Syrie, ou même en Tunisie, qui cachent la répression sous une apparence de modernité. A nous de dénoncer l’utilisation de l’islam à des fins répressives, l’application éhontée de la charia sans justice sociale. Il en va de notre dignité de ne pas nous taire sur les trahisons de notre religion. Voilà pourquoi nous devons être indépendants.

 

DS : Mais comment ? La Belgique a institué une représentation musulmane officielle. On a vu récemment Jacques Chirac recevoir quelques représentants de la communauté française... Faudrait-il un financement des Etats pour l’islam d’Europe ?

 

TR : Encore faudrait-il être certain que ces Etats veuillent vraiment une représentation indépendante... Que les communautés musulmanes soient financées par les pays arabes, cela arrange bien certains gouvernements européens, car ils peuvent ainsi contrôler ces communautés en jouant de leurs relations diplomatiques. L’enjeu pour nous est plutôt de promouvoir un tissu associatif autonome, avec des sources de financement propres, et de développer une culture de l’indépendance. Les sommes récoltées dans les communautés pour la construction de lieux de culte, par exemple, sont très élevées. A terme, il faut promouvoir un véritable enracinement économique basé sur des fonds de solidarité, des entreprises, des investissements propres et autres projets économiques endogènes.

 

DS : C’est un drôle de chantier que vous proposez à vos frères : cultiver leurs racines tout en intégrant l’identité européenne et en interrompant leur relation de dépendance financière avec le pays d’origine... Pas simple...

 

TR : Ces processus opèrent à différents niveaux et il faut compter avec le temps. Ce ne sera certes pas facile, car les souffrances, les déchirements restent présents... Le discours que je vous tiens est, lui aussi, lié à mon vécu et s’est élaboré à partir de profondes blessures... L’exil des miens m’a longtemps empêché de trouver un équilibre. Bien au-delà de la suspicion que l’on entretient encore autour de ma filiation (étant le petit-fils du fondateur des Frères musulmans, assassiné en 1949), ce que j’ai reçu comme héritage de mes parents et de l’enseignement de mon grand-père est une foi profonde et un souci constant de l’être humain. Apprendre à s’écouter soi-même et à écouter les autres avec la vraie conviction que l’on n’est jamais aussi proche des cœurs que lorsque l’on ne néglige pas le sien. Et admettre que la différence est une richesse. J’ai retrouvé ces dispositions dans mon engagement humanitaire, par exemple avec les communautés chrétiennes de base en Amérique du Sud ou dans le tissu associatif de solidarité tibétaine en Inde ; finalement, cette vision de l’être musulman n’est pas éloignée des valeurs occidentales, elle rejoint l’humanisme européen.

 

DS : Il n’y a pas, selon vous, de conflit entre ces identités multiples : on peut avoir une histoire, une pratique musulmanes et se sentir vraiment, profondément, suisse ou français ?

 

TR : Il y a et il y aura des conflits. Il est bon qu’il y en ait, mais il faut les vivre comme un défi à la richesse de notre humanité. Le pluralisme culturel ne se construit pas sur le mode d’une coexistence simplement pacifique et amorphe. On ne peut ni tout comprendre ni tout accepter de l’autre, de ce qu’il est ou de ce qu’il croit. On doit néanmoins le respecter ! D’égal à égal. Il faudra aussi développer des partenariats actifs et féconds avec les acteurs sociaux et politiques des sociétés européennes. Nous allons dans le bon sens... Il faut de la spiritualité, de la confiance, du temps et de la persévérance. Je ne veux pas être moins musulman pour être plus européen. Je veux pouvoir conjuguer pleinement les deux.

 

 

 

 

L’Express du 6 avril 2000 Le pèlerin du nouvel islam Humaniste, croyant et très militant... Tariq Ramadan, philosophe et islamologue - il enseigne à Genève et à Fribourg - est le digne héritier de son grand-père, Hassan al-Banna, fondateur en 1928 du mouvement des Frères musulmans en Egypte, qui fut assassiné en 1949. Lui, il est né et vit en Suisse, où ses parents, chassés par Nasser, s’étaient réfugiés, mais s’est longtemps senti ailleurs, exilé de l’âme. Aujourd’hui, il court l’Europe et l’Amérique, appelé par les associations de jeunes musulmans. Il les aide à inventer cette identité équilibrée qu’il a, pour sa part, merveilleusement trouvée, conciliant islam et modernité et, comme son grand-père, chaleur humaine et franc-parler.